12

 

Lorsque je me suis réveillée, le lendemain, j’étais légèrement bougonne. À cause de Rob, qui préférait éviter la prison plutôt que de passer du temps en ma compagnie. Puis je me suis souvenue que je n’avais plus besoin de me cacher pour appeler le O8OO-TEOULA, et ça m’a un peu rassérénée. Bon sang, c’était génial ! Plus la peine de s’embêter à chercher une cabine, je pouvais téléphoner de chez moi. Donc, sitôt debout, j’ai rebranché l’appareil et j’ai composé le numéro.

J’ai demandé à parler à Rosemary.

— C’est Jess ? a lancé la fille qui avait décroché.

— Oui.

— Un instant.

Sauf que, au lieu de me mettre en ligne avec Rosemary, elle m’a branchée sur son chef, cette nouille de Larry.

— Jessica ! s’est-il écrié. Quel plaisir ! As-tu de nouvelles adresses pour nous, aujourd’hui ? Nous avons été coupés, hier, et je…

— Je suis au courant, Larry. Merci d’avoir alerté les Fédéraux, d’ailleurs. Et maintenant, passez-moi Rosemary ou je coupe.

Ma tirade a eu le don de le désarçonner.

— Euh… mais… Jess. Notre but n’était pas de te créer des ennuis. Tu dois comprendre que, dans un cas comme le tien, nous sommes dans l’obligation de mener une enquête et…

— Je comprends très bien, Larry. Et maintenant, je veux Rosemary.

Malgré toute une série de bruits indignés, il a fini par obtempérer. Rosemary semblait sincèrement désolée.

— Oh, Jess, je suis navrée, chérie ! J’aurais tellement voulu pouvoir te prévenir. Malheureusement, ils repèrent d’où on nous appelle, comme tu sais, et…

— Ce n’est pas grave, Rosemary. Il n’y a pas mort d’homme. Et puis quelle fille ne rêve pas d’avoir une équipe de NBC sur sa pelouse, hein ?

— Au moins, tu es capable d’en plaisanter. Je ne suis pas sûre que j’y arriverais, à ta place.

— Ça leur passera avant que ça me reprenne. (Et à l’époque, je le pensais vraiment.) Bon, j’ai des renseignements sur les deux enfants d’hier et les deux d’aujourd’hui. Alors, si vous êtes prête…

Elle l’était. Après avoir noté tout ce que j’avais à lui apprendre, elle m’a remerciée et a raccroché. Moi aussi. J’ai entrepris de me préparer pour le lycée.

Plus facile à dire qu’à faire, bien sûr. Dehors, le cirque avait recommencé. Il y avait encore plus de camions que la veille, dont certains équipés d’antennes paraboliques gigantesques. Des journalistes s’agglutinaient autour, et lorsque j’ai allumé la télé, j’ai eu l’impression de pénétrer dans un univers vaguement surréaliste : sur presque toutes les chaînes, on voyait ma maison et, planté devant, un individu y allant de son petit couplet. « Vous apercevez derrière moi cette pittoresque demeure de l’Indiana, une maison qui a été déclarée monument historique par les autorités locales compétentes, mais qui a atteint une notoriété internationale, car elle est le foyer de Jessica Mastriani, cette héroïne dont les extraordinaires pouvoirs de télesthésie ont permis de retrouver une demi-douzaine d’enfants portés disparus… »

Les flics étaient là, eux aussi. Quand je suis descendue, ma mère leur apportait une deuxième fournée de café et de croquants aux amandes. Ils les engloutissaient presque aussi vite qu’elle les leur distribuait.

Sans oublier que, naturellement, une minute à peine après que j’ai eu raccroché, le téléphone était reparti à sonner. Mon père avait pris la communication. À l’autre bout du fil, quelqu’un avait demandé à me parler mais refusait de se présenter, alors il avait de nouveau débranché l’appareil.

En un mot, c’était une véritable pétaudière.

Cependant, aucun d’entre nous ne s’est rendu compte de l’ampleur des choses, jusqu’à ce que Douglas déboule dans la cuisine, une expression des plus bizarres sur la tronche.

— Ils me cherchent, a-t-il annoncé.

J’ai failli avaler mes corn flakes de travers. Parce que lorsque Douglas se met à dire « Ils », c’est qu’il est en plein incident. Mon père a lui aussi tout de suite compris que quelque chose n’allait pas. Posant son café, il a dévisagé mon frère avec inquiétude. Seule ma mère ne s’est aperçue de rien, trop occupée à placer des biscuits sur une assiette.

— Cesse de raconter des bêtises, Dougie, a-t-elle chantonné. C’est Jessica qui les intéresse, pas toi.

— Non, a-t-il répondu en secouant la tête. C’est moi, leur proie. Vous avez remarqué ces antennes paraboliques sur les camions ? Ils scannent mes ondes. Ils utilisent ces antennes pour examiner mon cerveau.

J’ai lâché ma cuiller.

— As-tu pris tes médicaments, hier, Doug ? a gentiment demandé mon père.

— Vous ne voyez donc rien ? s’est énervé Douglas qui, rapide comme l’éclair, a arraché les biscuits de la main de ma mère et a envoyé valser l’assiette sur le carrelage. Vous êtes aveugles ou quoi ? C’est moi, qu’ils traquent. Moi !

Mon père a bondi sur ses pieds et l’a ceinturé. Repoussant mon bol de céréales, je me suis levée.

— Il vaut mieux que je parte, ai-je lancé. Si ça se trouve, ils me suivront.

— Fonce ! a acquiescé mon père.

Attrapant mon sac et ma flûte, j’ai décampé.

Pour me suivre, ils m’ont suivie ! Ou plutôt, ils ont suivi Ruth, qui avait réussi (je ne sais comment) à convaincre les flics de la laisser sortir de son allée pour se garer dans la mienne. J’ai sauté sur le siège avant, et nous avons déguerpi. Si je ne m’étais pas autant inquiétée pour Douglas, je me serais bien amusée à observer tous ces journalistes grimper au triple galop dans leurs camions pour nous filer le train. Mais j’étais soucieuse. Douglas avait paru se rétablir si vite. Que s’était-il passé ?

— Admets que ça fait beaucoup à digérer d’un seul coup, m’a dit Ruth à qui j’avais posé la question.

— Beaucoup de quoi ?

— Eh bien… de ça ! a-t-elle répondu en fixant son rétroviseur intérieur.

Je me suis retournée. Nous avions droit à une escorte de police, des motards nous encadrant afin d’empêcher l’essaim de camions des médias de nous coller aux fesses d’un peu trop près. Ces derniers étaient beaucoup plus nombreux que je l’avais d’abord estimé. Et ils se rapprochaient. Sortir de la voiture risquait de ne pas être très drôle.

— Ils ne les autoriseront sans doute pas à pénétrer dans l’enceinte du lycée, ai-je marmotté, pleine d’espoir.

— Rêve, ma vieille ! Feeney va les accueillir avec une grande banderole.

— Et si je leur parlais ?

C’est ainsi que, juste avant le début des cours, je me suis plantée devant les marches du bahut afin de satisfaire la curiosité de reporters que j’avais vus à la télé toute ma vie. « Non, ça n’a pas fait mal. Mais je vibrais de partout. » « Oui, j’estime que le gouvernement devrait déployer plus d’efforts pour retrouver ces enfants. » « Non, je ne sais pas où est Elvis. »

Exactement comme l’avait deviné Ruth, Feeney était là, entouré par son petit groupe de journalistes bien, à lui. Avec Goodheart, ils m’ont encadrée pendant que je discutais avec la presse. Le CE paraissait mal à l’aise, alors que Feeney, très clairement, prenait son pied. Il répétait à qui voulait l’entendre que Ernest-Pyle avait remporté le championnat de basket en 1977. Non mais je vous jure, comme si ça intéressait quelqu’un !

Soudain, au beau milieu de cette conférence de presse improvisée, il s’est produit quelque chose. Quelque chose qui a tout changé, plus encore que la bascule amorcée par l’épisode de Douglas.

— Mademoiselle Mastriani, a crié l’un des reporters, ne vous sentez-vous pas un peu coupable depuis que Sean Patrick O’Hanahan a déclaré que, si sa mère l’avait enlevé il y a cinq ans, c’était dans le but de le protéger d’un père maltraitant ?

J’ai eu un passage à vide, tout à coup. Malgré la belle journée de printemps et la température qui frôlait déjà les vingt-deux degrés, j’ai frissonné.

— Pardon ? ai-je lancé en cherchant des yeux celui qui venait de s’exprimer.

— Non seulement, a continué la voix anonyme, révéler aux autorités où Sean se cachait a mis sa vie en danger, mais sa mère risque une condamnation sévère pour kidnapping. Votre réaction ?

Brusquement, la mer de visages qui s’étalait devant moi s’est effacée au profit d’un seul visage. Je ne saurais dire si je l’ai vraiment vu, ou s’il s’agissait d’une simple projection mentale. Mais il était là, ce visage, celui de Sean, identique à celui que j’avais découvert ce jour-là, devant la maisonnette de brique, à Paoli. Un petit visage, blanc comme un linge, dont les taches de rousseur ressortaient, tels des boutons d’urticaire. Ses doigts accrochés à moi et tremblant comme des feuilles. « Tais-toi ! Ne dis à personne que tu m’as vu, compris ? » Il m’avait conjuré de garder le silence. Il s’était accroché à moi et m’avait suppliée. Or, j’avais parlé. Parce que j’avais cru – en toute sincérité – qu’il était retenu contre sa volonté par des gens dont il avait une frousse bleue. Tout dans son comportement avait montré qu’il avait peur.

Et il avait eu effectivement peur.

De moi.

J’avais vraiment eu le sentiment d’agir comme il le fallait. Et je m’étais trompée. Je m’étais complètement fourvoyée.

Les journalistes continuaient de hurler leurs questions dans ma direction. Je les entendais, mais j’avais l’impression qu’ils étaient très loin de moi.

— Jessica ? Tu te sens mal, Jessica ?

Goodheart me dévisageait.

« Je ne suis pas Sean Patrick O’Hanahan, m’avait-il dit ce jour-là devant sa maison. Alors, va-t’en ! Va-t’en ! »

« Va-t’en et ne reviens jamais. »

— Bon, a déclaré Goodheart en passant un bras autour de mes épaules et en m’entraînant à l’intérieur du lycée, ça suffit pour aujourd’hui.

— Attendez ! ai-je objecté. Qui a parlé ? Qui vient de mentionner Sean ?

Malheureusement, dès qu’ils avaient constaté que je m’en allais, les journalistes avaient commencé à brailler tous en même temps, et je n’ai pas réussi à identifier celui qui m’avait interrogée sur Sean.

— C’est vrai ? ai-je demandé à Goodheart.

— Quoi donc ?

— Ce que le reporter raconte à propos de Sean Patrick O’Hanahan.

Mes lèvres étaient engourdies, comme si je sortais de chez le dentiste après une injection de novocaïne.

— Aucune idée, Jessica.

— Sa mère va vraiment être condamnée ?

— Je l’ignore. Mais si c’est le cas, ce n’est pas ta faute.

— Qu’en savez-vous ?

Il m’emmenait en classe. Pour une fois, j’étais en retard, et tout le monde s’en fichait.

— Aucun tribunal de ce pays ne confierait la garde d’un enfant à un parent violent. La mère a probablement conditionné son fils pour qu’il accuse son père de le maltraiter.

— Qu’en savez-vous ? ai-je répété. Qui sait ? Comment suis-je censée savoir, moi, que révéler où se trouvent ces gamins est ce qu’il y a de mieux pour eux ? Certains ne désirent peut-être pas qu’on les retrouve. Comment puis-je faire la différence ?

— C’est impossible, Jess. Tu dois te contenter d’espérer que, si quelqu’un les aime assez pour signaler leur disparition, il mérite d’apprendre ce qu’ils sont devenus. Tu ne penses pas ?

Non. C’était bien le problème, d’ailleurs. Je n’avais pas pensé. Je n’avais réfléchi à rien. Une fois que j’avais eu vérifié la véracité de mon rêve – Sean Patrick O’Hanahan était vivant et habitait dans cette maisonnette en brique de Paoli –, j’avais agi sans plus me poser la moindre question.

Et maintenant, par ma faute, un môme avait encore plus d’ennuis que moi.

J’avais été touchée par le doigt de Dieu. Ouais !

Je me demandais bien lequel, tiens !